Où ils apprirent à aimer le train

Russie - Janvier 2016

Au départ de Moscou, nous nous apprêtons à embarquer à bord du Transsibérien, pour un périple qui nous fera parcourir plus de 5 000 kilomètres à travers les steppes sibériennes enneigées. Un voyage mythique dont j'ai longtemps rêvé.

Mon imaginaire s’emballe sur le chemin de la gare : j'imagine une locomotive d’acier fumante, des banquettes de velours rouge, un wagon restaurant pourvu de tables aux nappes immaculées surmontées de vaisselle délicate, de riches voyageurs coiffés de chapkas majestueuses trainant de lourds bagages de cuir.

L’arrivée aux abords du train me ramène à la réalité. Le wagon où nous prenons place, en troisième classe, n’a pas grand-chose à voir avec les images fantasmées. Il peut accueillir jusqu’à cinquante-six personnes réparties dans des espaces carrés regroupant chacun quatre couchettes ou le long du couloir dans des couchettes superposées sur deux niveaux. Nous partagerons avec nos compagnons de voyage un seul petit cabinet de toilette avec une cuvette et un lavabo.

Pourtant, malgré la promiscuité évidente et le confort sommaire, les dix jours passés à bord du train russe, entrecoupés de plusieurs escales, nous font découvrir un microcosme fascinant, un monde paisible, bercé par les secousses régulières du train, et rythmé par les arrêts en gares. Sitôt installés à nos places, nous avons tout le loisir d’observer le ballet des autres voyageurs qui s’activent autour de nous. Les passagers russes quittent manteaux et chaussures, enfilent pour certains leurs pyjamas, préparent leurs lits avec les draps propres qui sont distribués et alignent consciencieusement leurs provisions sur la tablette qui sépare les couchettes -sachets de thé, nouilles instantanées, biscuits-, transformant le wagon impersonnel en une maison d’un jour.

La provodniza, figure majeure du transsibérien, en charge de la sécurité et du bien-être des voyageurs, s’assure que chaque passager a trouvé sa place. C’est aussi elle qui bravera le froid glacial pour ouvrir les portes du train à chaque arrêt en gare, revenant les joues rosies et l’haleine opaque, qui réveillera les étourdis à l’approche de leur escale et qui sera la gardienne du samovar, ce récipient d’eau bouillante mis à la disposition des voyageurs de chaque wagon.

Bercés par le roulis du train, nous passons de nombreuses heures à dormir et perdons peu à peu la notion du temps.

Sitôt la gare quittée, le temps semble se ralentir peu à peu. Bercés par le roulis du train, nous passons de nombreuses heures à dormir et perdons peu à peu la notion du temps. Comme pour ajouter à la confusion, alors que notre voyage à bord du transsibérien nous fera traverser cinq fuseaux horaires, les horloges du train, ainsi que celles des gares qui jalonnent son trajet, sont toutes à l’heure de Moscou. Nous revenons à nos instincts les plus basiques : dormir quand on a sommeil, manger quand on a faim, sans se soucier de l’heure ou de ceux qui nous entourent. Les repas se suivent et se ressemblent : un sachet de nouilles instantanées, un morceau de fromage, un fruit, le tout arrosé de thé brûlant. Au cœur de la Sibérie, les quais de gare voient s’aligner des petites guérites où les voyageurs peuvent se ravitailler le temps d’un arrêt auprès de vieille femmes qui proposent en criant leur poisson fumé, chou fermenté, ou pommes de terre cuites.

Au lendemain de notre première nuit dans le train, nous découvrons au réveil un paysage couvert de neige. Les plaines immaculées alternent avec des forêts de sapins aux branches alourdies par la poudre blanche. Il y a peu de relief, et peu d’habitations. Parfois, un petit village se dessine au loin, dont les cheminées exhalent une fumée blanche, avant de disparaître aussitôt, emporté par le paysage qui défile.

Le temps long du voyage est propice aux rencontres. Voisins de couchettes, contraints à une intimité inhabituelle, on prend le temps de se découvrir, de s’observer, de s’approcher. Peu à peu, les barrières tombent, on échange un sourire, quelques mots, dans un russe incertain (pour nous) ou un anglais timide (pour eux), ou quelques biscuits.

La diversité des voyageurs du train offre une fabuleuse mosaïque. Il y a ce groupe de jeunes militaires, âgés de 19 ou 20 ans, en route pour rejoindre, au fin fond de la Sibérie, la caserne qui leur tiendra lieu de maison pour les dix prochaines années. Excités, anxieux, curieux, timides, ils tentent d’engager la conversation dans un mélange inextricable de russe, d’anglais et d’allemand, et me proposent avec un clin d’œil de goûter à la vodka qu’ils cachent sous leur manteau –l’alcool est officiellement interdit à l’intérieur du train.

Il y a les familles, aux enfants agités, qui investissent l’espace de manière méthodique, mettant à profit chaque zone de rangement, dans un espoir vain de limiter le chaos.

Il y a ce jeune homme avec qui nous partageons un carré le temps d’un trajet et qui nous laissera en partant un message écrit dans un anglais hasardeux nous invitant à nous méfier du groupe d’hommes installé non loin. Piqués par la curiosité, nous nous penchons pour apercevoir quatre hommes dans la quarantaine, aux bras tatoués et à la mine fatiguée, qui ont passé l’âge de cacher leur bouteille, et trinquent devant leur partie de carte, invitant Cédric à les rejoindre.

Lorsque vient le moment de quitter la douce chaleur du train, on a le cœur un peu serré, comme lorsque l’on rentre d’un camp d’été et que l’on sait bien que malgré les coordonnées échangées et les belles promesses, nos compagnons d’aventure vont inévitablement venir se ranger au rang de nos souvenirs.

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Le 15 janvier 2024

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