Où ils se posèrent des questions

Chine - Février 2016

En proie à des difficultés de communication de plus en plus importantes, c’est un petit parcours du combattant que nous entreprenons pour partir à la découverte des terres fabuleuses du Guizhou. Dans cette province, des minorités ethniques aux traditions chantées et à l’architecture virtuose sont installées au cœur de décors somptueux, offrant une expérience hors du temps.

A l’entrée des hameaux de Chengyang, nichés au cœur d’une nature luxuriante, nous tombons sous le charme renversant du plus fameux « pont du vent et de la pluie ». Enjambant la rivière, cet ouvrage majestueux est l’unique voie d’accès au village, lien symbolique entre la vie locale et le monde extérieur. Surmonté de pagodes en bois couvertes de tuiles bleues, et nimbé d’une brume diffuse, il dégage une ambiance douce et poétique.

Au détour de notre promenade à travers le chapelet de villages de Chengyang, peuplés par l’ethnie Dong, nous découvrons une longue tablée de villageois installés en plein air. Ils partagent gaiment de grands plats de nourritures pendant que les plus jeunes font exploser en riant d’interminables rouleaux de pétards mitraillette dans un bruit assourdissant. Ils ne semblent pas remarquer notre présence. Un peu plus loin, sur une place en pierre, entre trois maisons de bois, une petite vieille est courbée sur un banc. Elle coud des petits poissons porte-bonheur, aux corps rouge ornés de fils d’or. Elle me lance un grand sourire, dévoilant les deux dents qu’il lui reste. Je lui échange l’un de ses poissons contre une poignée de pièces. On n’a jamais assez de bonheur.

Nous découvrons ensuite le village de Basha, niché au cœur de la jungle, et entouré de rizières en terrasse où paissent les buffles d’eau. Situé à quelques kilomètres seulement de la ville moderne de Conjiang, Basha est mystérieusement parvenu à préserver ses coutumes et pratiques ancestrales. Toutes les maisons sont construites sur pilotis, pour abriter le bétail en dessous. D’immenses échelles de bois sont plantées dans le sol pour y faire sécher les gerbes de riz. Les femmes se promènent en habits traditionnels entièrement réalisés à la main, délicatement brodés. Les hommes, coiffés de chignons, travaillent aux champs ou pratiquent la chasse au fusil. Il n’est pas rare de les voir traverser le village couteau à la ceinture et fusil à l’épaule.

Enfin, au terme d’un périple qui semble interminable, ballotés d’un vieil autobus à l’autre, nous atteignons le paisible village de Longli, installé au bord d’une rivière. Sitôt franchie la grande et majestueuse porte percée dans les murs protégeant la ville, nous faisons un bon dans le passé. Au XIVème siècle, alors que la région était peuplée de centaines de groupes ethniques, parmi lesquels les Dong et les Miao, les dirigeants de la dynastie Ming envoyèrent à Longli plus de 1000 soldats de l’ethnie majoritaire chinoise, les Han, afin d’établir une garnison militaire et endiguer les soulèvements identitaires. Aujourd’hui, il semble que pas grand-chose n’a changé depuis plus de 600 ans. Les ruelles pavées sont bordées de vieilles maisons de pierre aux toitures relevées, et pourvues de gouttières en forme d’animaux, et les murs sont ornés de fresques anciennes colorées.

Nous sommes maintenant à la veille du Nouvel An chinois et les villageois sont absorbés par les préparatifs, faisant vibrer l’atmosphère d’une énergie toute particulière. Les uns décorent les façades avec des guirlandes de lampions et des idéogrammes dorés, d’autres plument les volailles et les nettoient dans la rivière voisine, et d’autres enfin font des provisions de feux d’artifice.

Malheureusement, les modes de vie traditionnels des villageois du sud-ouest de la Chine sont de plus en plus menacés par l’uniformisation des cultures et l’avènement de la société de consommation. Par exemple, les femmes du village de Basha, qui détiennent depuis des générations les recettes secrètes de teintures textiles naturelles aux couleurs éclatantes, voient leur savoir-faire menacé par la concurrence des teintures chimiques disponibles à moindre coût.

Bénédiction ou tragédie, depuis quelques décennies, les cultures de ces minorités ethniques sont maladroitement préservées par le pouvoir central chinois qui tend à transformer chaque village en réserve ouverte aux touristes, avec ticket d’entrée, boutiques de souvenirs, et spectacles quotidiens. Dans les cas les plus extrêmes, des maisons centenaires sont détruites pour être reconstruites à l’identique, avec des matériaux plus modernes, et des téléphériques sont installés pour faire gagner du temps aux promeneurs les plus pressés. Quelques rares villages semblent encore échapper au phénomène, mais qui sait pour combien de temps ?

Pour la première fois depuis le début du voyage, nous sommes amenés à nous poser de sérieuses questions sur notre impact en tant que touristes. Comme des milliers d’autres voyageurs qui ont foulé ce sol avant nous, nous sommes excités de découvrir des régions reculées, à la recherche d’expériences uniques, mais nous aimerions bien que les autres n’en fassent pas autant. Nous visitons avec curiosité les villages des minorités, appareil photo dernier cri autour du cou, mais regrettons que les coutumes locales se diluent dans la culture mondiale. Nous nous rêvons grands explorateurs mais préférons les hôtels avec wifi. Nous nous offusquons des montagnes de déchets cachés derrière chaque talus dans les villages, mais nos organismes fragiles ne supportent que l’eau minérale embouteillée. Nous regrettons que les pylônes électriques défigurent le paysage mais ne pouvons pas nous passer d’eau chaude. Nous sommes béats d’admiration devant les femmes qui brodent leurs tuniques à la main, mais tenons à nous vêtir au moindre coût.

Peu à peu, nous embrassons notre Terre d’un baiser mortel.

Innombrables contradictions du tourisme moderne. Malgré toutes nos bonnes intentions, nous piétinons tout sur notre passage, avec nos gros sabots ; notre soif de découvertes en tarit les sources ; nous étouffons le monde de nos étreintes débordantes d’enthousiasmes ; peu à peu, nous embrassons notre Terre d’un baiser mortel.

A nous d’imaginer et d’expérimenter un tourisme plus doux, plus respectueux, plus lent peut-être. Apprendre à rester à sa place, se faire tout petit. Savoir se détacher de nos habitudes occidentales, déconnecter. Observer la nature, et se nourrir avant tout de ce qu’elle a à nous offrir. Apprécier le temps lent du voyage, redécouvrir la patience. Aimer les choses simples. Offrir des sourires, des moments, des histoires, plutôt que des biens. Acheter avec son cœur, et avec sa raison aussi. Autant de pistes à explorer…

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Le 15 janvier 2024

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